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Extrait de "1944 Carnet de Vie" 2/2

En 2009 est paru (Editions du Lau) mon premier roman, intitulé "1944 Carnet de Vie".

Il s'agit des aventures de mon grand-père ayant vécu l'occupation et la libération dans le Sud de la France.

Un ouvrage frais et vivant, dont voici un petit extrait !











Je vous avais présenté, dans un précédent billet, le résumé du livre, et dans un autre sa genèse...


Format du livre : 13x20cm Nombre de pages : 330 ISBN : 2-84750-239-4 EAN : 9782847502398




Le roman existe en version papier... et au format Kindle.






L'extrait

Chapitre 17

J’ai beaucoup réfléchi. Peut-être pas tant que ça, finalement.

J’ai pris ma décision.

Je ne m’enrôlerai pas dans l’armée allemande.

Je n’irai pas non plus en Allemagne. Je ne sais pas comment je vais faire, mais je n’irai pas. C’est décidé.

Depuis que je suis rentré au port, je ne pense plus qu’à ça. Les bruits courent que nous allons partir d’un jour à l’autre. Toute la section 43 ira en Allemagne, avec certainement une étape en Alsace.


Quelques jours se sont écoulés, mais nous sentons tous que le départ se rapproche. La seconde dalle est maintenant terminée, les sous-marins peuvent désormais s’y abriter en toute sécurité.

Notre travail à Toulon s’achève et nous n’avons plus rien à faire ici.

Avec l’épaisseur de béton que nous avons coulé dans ces dalles, je pense qu’elles doivent être indestructibles. Dès aujourd’hui et à tout moment, nous pouvons recevoir l’ordre de partir.

Il doit être minuit passé, je viens de finir ma ronde nocturne.

Ce soir, j’ai pris mon quart à cinq heures. Je serai de faction toute la nuit. À tour de rôle, nous sommes de garde autour des baraquements et des chambrées du port pendant toute la nuit.

J’ai échangé mon quart avec un ami qui voulait avoir sa soirée disponible pour voir une amie en ville. En contrepartie, il prendra mon tour de quart demain matin quand il rentrera. Cela m’arrange bien, car j’avais prévu de voir Pierrette et ma mère demain matin.

Je suis assis dans la guérite. Je suis seul. Je fume une cigarette dans l’obscurité.

La nuit est calme. Je suis fatigué.

Je me couche, m’enroulant dans ma couverture.

La circulation à l’extérieur n’en finit pas, cette nuit. Les véhicules passent et repassent sans arrêt sur la route bordant les murs du port.

Je tombe de sommeil.

Les bruits des voitures dehors ne suffisent plus à me tenir éveillé.

Je m’endors.


Je m’éveille.

Sept heures trente.

Je me frotte les yeux pour dissiper le sommeil.

Sursautant, je regarde à nouveau l’heure.

Je suis en retard. J’aurais dû réveiller le soldat chargé de sonner le réveil au clairon à sept heures précises. Dans le camp, il n’y a aucune activité. Tout le monde dort encore.

Je m’inquiète, mon ami n’est pas encore venu me relever du quart.

Je vais me faire punir pour avoir raté l’heure. Les Allemands vont même très certainement se rendre compte que nous avons inversé nos quarts avec mon collègue.

Avec précipitation, j’enfile ma veste et cours vers la loge du garde.

Lui aussi dort encore. Le bruit de mes pas ne le réveille même pas.

J’ouvre la porte et entre d’un bond dans l’étroite pièce. Je secoue énergiquement le soldat.

- Il faut se réveiller ! C’est l’heure, vite !

Il ouvre enfin les yeux.

Après que je lui ai annoncé l’heure, il saute hors de son lit et empoigne son clairon.

La sonnerie résonne enfin dans le port.

Il est presque huit heures quand l’activité de la journée commence. Les uns et les autres sortent des baraquements et se rassemblent pour le lever du drapeau.

Nous nous dirigeons ensuite vers le réfectoire pour y prendre notre café.


Jusqu’à présent, bien que j’ai pu entendre quelques murmures ici ou là, personne n’a vraiment demandé pourquoi le réveil avait été sonné une heure plus tard qu’à l’accoutumée et aucun soldat allemand n’est venu me demander des comptes.

J’aperçois avec soulagement mon ami avec qui j’ai échangé le quart. J’espérais bien qu’il tienne parole et qu’il soit là ce matin pour me remplacer. Il vient juste de rentrer de la ville et s’étonne de voir tout le monde à peine levé. Je lui explique brièvement ce qu’il s’est passé et il va prendre rapidement ma place dans la guérite.

Je respire. Il est neuf heures. J’ai quartier libre.

Mon café vite avalé, je sors du port d’un pas hâtif.

À la gare, j’attrape un train pour Hyères.

Midi ne va pas tarder à sonner lorsque j’arrive chez Pierrette.

Nous déjeunons un repas frugal, puis nous partons nous promener en ville.

Pierrette me raconte ses journées aux champs, en compagnie de sa sœur et son frère.

- Nous n’avons guère de nouvelles de la guerre, me dit-elle. Les seules informations que nous ayons viennent principalement de la radio. Les rumeurs vont bon train, mais il est difficile de savoir si elles sont fondées ou pas.

- Au Chantier de Jeunesse aussi, nous n’avons pas beaucoup d’informations. On dit que les Allemands fortifient les côtes méditerranéennes et atlantiques parce qu’ils craignent un débarquement, mais nous n’avons pas d’information plus concrète…


Nous traversons le centre ville, vidé de tous ses monuments de bronze.

- Il n’y a toujours aucune maison de disponible, me dit Pierrette au bout d’un long moment de silence. Je demande régulièrement autour de moi si quelqu’un a entendu parler d’une maison à vendre ou à louer, mais toujours rien.

- Nous allons bien finir par trouver quelque chose, dis-je pour essayer de la rassurer.

Une petite brise nous protège de la chaleur estivale.

Pierrette et moi avons déambulé dans les rues de Hyères, puis nous sommes rentrés lentement à la maison.


C’est la fin d’après-midi.

Je suis retourné, seul, au centre ville pour ramener quelques courses aux parents de Pierrette. Tenant à la main les maigres provisions enroulées dans du papier journal, je croise plusieurs camarades de ma section. Ils s’approchent vivement de moi.

J’ai un mauvais pressentiment.

Je suis sûr qu’ils vont m’annoncer une mauvaise nouvelle.

- Ça y est, nous partons ! me lance l’un d’eux. Le chef nous a dit ce matin que nous partons dès demain. On est tous appelés à nous rendre à Draguignan. De là nous rejoindrons peut-être une autre section et nous partirons pour l’Alsace, puis en Allemagne.

Ces paroles ne me surprennent pas. Je m’y attendais, finalement. Cela devait arriver.

- Partez sans moi. Je vous rejoindrai plus tard.

Ils ont l’air surpris de ma réponse. Mais je n’ai pas envie de m’étaler sur le sujet.

Je coupe court à la conversation. Ils finissent par s’éloigner, étonnés.

Je presse le pas pour rentrer au plus vite à la maison. Je réfléchis. Il faut que je trouve une solution.

Je passe devant l’église Saint-Louis.

Heureusement que j’ai échangé mon quart de ce matin.

Je fais immédiatement demi-tour.

Il faut que j’aille voir ma mère et ma sœur. Elles habitent à quelques rues d’ici. Je me souviens avoir entendu dire que mon père vit maintenant dans les collines au-dessus de Toulon. Je peux peut-être aller m’y cacher. Je ne sais pas très bien où il se trouve, mais ma mère saura certainement me donner des indications plus précises.

J’arrive devant la maison de ma mère. Je frappe à la porte et entre. Elle me reçoit, étonnée de me voir.

- Quelle surprise ! s’exclame-t-elle, tu ne passes pas souvent me voir, ces temps-ci !

Excité, je lui annonce que je vais déserter les Chantiers de Jeunesse et que je vais essayer de rejoindre mon père dans les collines.

Très inquiète, elle me regarde en silence.

J’essaye de la rassurer.

- J’éviterai de prendre des risques… Je m’y cacherai en attendant que les choses aillent mieux. Je lui demande des précisions sur le lieu où mon père habite. Elle s’assoit à la table de la cuisine, me sert un verre et me donne toutes les indications dont j’ai besoin.

Mon père vit dans une petite ferme, ou plutôt une bergerie. Depuis deux mois, il garde son troupeau de moutons en pâturage là-bas. Cet endroit se trouve à Tourris, dans la colline du Revest. La bâtisse appartient à un certain Isouardi, qui la lui loue.


Si mon père l’accepte, je pourrais me réfugier dans cette bergerie pendant quelque temps pour éviter les Allemands et me cacher d’eux.

Je regarde l’heure. Il est tard. Je vais annoncer mon plan à Pierrette.

Je remercie ma mère et lui dis que si les autorités viennent lui poser des questions sur ma disparition, elle n’aura qu’à dire qu’elle ne sait pas où je suis et qu’elle ne m’a pas vu depuis plusieurs semaines.

Ma mère me serre dans ses bras, me souhaite bonne chance… et bon courage.

- Tu sais, me dit-elle, je suis certaine que ça va aller. J’ai fait tirer les cartes pour toi, avant le début de la guerre. On m’a dit que tu aurais de la chance. Surtout les années se terminant par un quatre.

Elle me sourit.

Je l’embrasse et lui dit au revoir.

Je m’en vais.


Je marche le long de la route.

Il fait encore nuit.

Il doit être environ cinq heures et demie. Le jour se lève sur les cimes des chênes à l’est. Le chant des oiseaux nocturnes va faire place aux crissements des cigales.

Je me suis levé très tôt.

Hier, après la visite à ma mère, je suis retourné chez Pierrette pour annoncer mon départ. J’ai fait les mêmes recommandations. Personne ne doit dire où je me cache.

Je marche en direction de Toulon depuis une bonne demi-heure. J’espérais prendre le premier bus, mais c’est la grève aujourd’hui.

Je me suis donc résolu à partir à pied. Je vais mettre beaucoup plus de temps, je n’arriverai probablement pas avant midi.

Il y a peu de circulation à une heure si matinale. Je fais tout de même attention à ne pas tomber sur une patrouille allemande.

Je suis à La Bayorre, dans la zone ouest de Hyères. J’ai parcouru à peu près deux kilomètres depuis mon départ. Bientôt je serai totalement sorti de la ville et je pourrai couper à travers champs pour gagner un peu de temps.

Mon esprit vagabonde au rythme de mes pas.

L’air, encore frais à cette heure, regorge des senteurs des herbes séchées et des rares fleurs poussant dans les fossés. Le chant entêtant des cigales n’a pas commencé car le soleil ne s’est pas encore montré.

Je pense à ma valise. Elle est restée dans la chambrée, au port de Toulon. Elle contient quelques-uns de mes vêtements civils, ainsi que le paquetage réglementaire que l’on m’a remis à Maubec. Mis à part la tenue des Chantiers de Jeunesse que je portais hier, toutes mes affaires sont restées là-bas. Mon blouson en cuir aussi. Il ne va pas rester abandonné longtemps, je pense. Quelqu’un se chargera bien de le récupérer quand ils se seront rendus compte de ma disparition.

Je me souviens soudain que j’avais caché au fond de la valise tous les courriers que Pierrette m’avait envoyés quand j’étais parti en formation à Maubec. Les collègues de la chambrée vont certainement les découvrir, et bien rire et se moquer de moi quand ils vont les lire.

Je réfléchis.

Non, il est hors de question que je retourne les chercher. Si je rentre à nouveau au port, je risquerais de ne plus pouvoir repartir. Tant pis, je dois oublier valise, lettres et mon cher blouson.

La seule chose qu’il me reste des Chantiers, c’est ma tenue réglementaire. Pour ne pas attirer l’attention d’une patrouille allemande, je suis en civil. J’ai rangé mon uniforme avec quelques provisions dans une musette que je porte en bandoulière.

Un bruit de moteur me tire de mes réflexions.

Une voiture arrive derrière moi. La lumière des phares du véhicule rase la route.

Je me retourne, l’estomac noué.

C’est une camionnette. Elle roule lentement. C’est un véhicule de chantier, avec une petite benne. Mon estomac se desserre un peu.

Deux silhouettes se détachent dans l’habitacle.

La camionnette me rattrape.

Je fais signe au conducteur qui s’arrête.

Je m’approche et me penche en avant pour lui demander quelle est sa destination. Il ouvre la vitre encrassée, puis me répond.

- On va sur un chantier à La Bigue.

La Bigue, c’est un quartier situé un peu avant Toulon.

- Est-ce que vous pouvez me prendre et m’emmener là-bas ?

Le conducteur jette un coup d’œil à son collègue, qui n’a pas l’air encore bien réveillé.

- Monte dans la benne, me dit-il en faisant un geste du revers de la main.

Je n’attends pas qu’il change d’avis. Je pose ma musette dans la benne, enjambe la ridelle et m’installe rapidement à l’arrière de la camionnette.

Nous partons.

Ma position est inconfortable, mais peu importe. J’essaye de me caler au mieux entre les différents outils qui jonchent pêle-mêle le plateau de la benne.

Les cahots de la route font tressauter et s’entrechoquer les outils dans un grincement métallique pénible. Le ciel est bleu azur, il n’y pas trace d’un seul nuage. Il va faire chaud, aujourd’hui. Les puissants rayons du soleil, entrecoupés par les ombres des platanes bordant la route, me font plisser les yeux.

La camionnette roule doucement.

Nous approchons du carrefour des Quatre Chemins, un peu avant La Garde. Quand nous arriverons à La Bigue, j’aurai gagné deux bonnes heures.

Les freins de la camionnette grincent, nous ralentissons.

Je lance un regard inquiet devant.

Un barrage allemand se dresse là, devant nous !

Le chauffeur s’arrête.

Mes mains moites se mettent à trembler.

Le chauffeur va me dénoncer !

Le soldat de faction à la barrière s’approche de la cabine.

Je m’aplatis dans la benne. Il ne pourra pas me voir.

En apnée, j’écoute la conversation.

- Où vous rendez-vous ?

Le chauffeur lui retourne poliment la même réponse qu’il m’a faite une demi-heure plus tôt. Il va, avec son collègue, sur un chantier à La Bigue. Il ne parle pas de moi.

Le soldat, qui ne m’a toujours pas vu, pose encore quelques questions de routine.

Je me détends un peu.

Me redressant légèrement, je peux distinguer les champs de vignes en bordure de la route.

Quelque chose brille.

Je scrute avec plus d’attention le feuillage dense, en plissant les yeux.

Je sursaute.

Des casques !

Ce sont des casques allemands. Une demi-douzaine. Des soldats sont postés et cachés dans les vignes sur le côté de la route. Ils doivent surveiller discrètement que personne ne force le barrage.

Sortant de leur cachette, ils viennent vers nous.

Je me plaque contre la ridelle. C’est la seule idée que j’ai pu trouver.

J’espère qu’ils ne m’ont pas vu et que je n’ai pas fait trop de bruit.

Je ne respire plus. Rester immobile. Aux aguets.

Le soldat de faction parlemente avec le conducteur, qui lui présente maintenant ses papiers.

Mon cœur bat à tout rompre dans ma poitrine. L’odeur de rouille de la ridelle contre laquelle je suis plaqué entre dans ma bouche, je transpire de peur.

Les soldats font le tour de la camionnette.

Ils sont tout près. J’entends leur respiration. Je rentre encore un peu plus ma tête dans les épaules. Je n’ose plus bouger. Je me fais le plus petit possible contre le bord de la benne.

Ils vont me découvrir, c’est certain.

Les minutes passent. Elles me semblent durer une éternité.

Le soldat de faction contrôle les papiers du chauffeur et ceux du passager.

Je ne perçois plus que le bruit du moteur qui tourne au ralenti, quelques mots en allemand et les bruits des bottes.

Encore une minute. Ou deux.

De là où je suis caché, je peux apercevoir à travers la vitre sale de l’habitacle, les épaules ainsi que la nuque du chauffeur. Il est impassible. Je pense qu’il doit être habitué à ce genre de contrôle. Plus que moi, en tout cas.

Le soldat allemand échange encore quelques mots puis rend les papiers.

- Vous pouvez circuler, annonce-t-il.

Les soldats s’écartent de quelques pas pour laisser passer le véhicule.

Dans un ronflement vigoureux et un nuage de fumée, la camionnette démarre enfin.

Je respire.

Personne ne m’a vu. J’ai de la chance.

J’attends encore quelques minutes avant de me relever, pour être sûr que les Allemands ne peuvent plus me voir. Je reprends lentement mes esprits.

La camionnette roule. Je me redresse timidement. Le barrage a disparu derrière un virage.

Mes muscles se détendent.

Je prends une grande inspiration. L’air me paraît soudainement plus frais, les odeurs des vignes et des herbes plus fortes.

Le chauffeur et son collègue me lancent un regard à travers la vitre de la cabine, mais ne font aucun commentaire.


Après de nouveaux cahotements et tressautements sur la route passablement dégradée, on arrive vite à La Bigue.

À une bifurcation, la camionnette s’arrête. Le conducteur se retourne en s’appuyant sur son dossier poussiéreux.

- Nous sommes arrivés. Je te dépose ici parce que notre chantier se trouve juste à côté sur la droite, vers La Valette.

D’un geste saccadé, je saisis ma musette et saute de la benne.

M’approchant de la cabine, je remercie chaleureusement le conducteur.

Il me sourit et m’adresse un signe amical de la main.

Le moteur ronfle à nouveau et la camionnette démarre.

Il est parti, sans un mot de plus. Sans même me poser de questions sur les raisons pour lesquelles je me suis caché.

Je reste seul dans le chant désormais puissant des cigales.


Il doit être presque sept heures. Le soleil, qui est à présent bien levé, commence à chauffer. Je peux sentir la morsure de ses rayons sur mes bras nus.

Je reprends ma route à pied, en direction du Revest.

Je ne connais pas le chemin exact, j’avance donc un peu à l’aveuglette. Je verrai bien au fur et à mesure. Je longe la route, peu fréquentée à cette heure matinale. Elle traverse la plaine de La Valette, sur quelques kilomètres avant d’arriver aux contreforts du Revest.

Elle sillonne et contourne les champs de vignes, d’oliviers et d’arbres fruitiers. Les fines vrilles vert pâle des vignes s’élancent vers le bleu azur du ciel. Les moineaux et les tourterelles piaillent à l’ombre fraîche des platanes. Les rives herbeuses regorgent de criquets et de sauterelles parmi les pétales écarlates des coquelicots.


Je marche et commence à suer.

En progressant, je me rends compte que la route me détourne petit à petit du Revest. Elle va passer à son pied et grimper au Coudon, l’imposante colline juste derrière.

Je m’arrête et regarde autour de moi pour essayer de mieux me situer. J’ai dû rater l’embranchement du bon chemin.

Je quitte la route.

Je gagnerais du temps si je coupe à travers champs. Et puis cela me permettra de ne pas rester à découvert. Il y a beaucoup de vignes.

Le sommet du Revest se rapproche, j’avance bien. Les hautes herbes grimpant entre les oullières et les vieux ceps me ralentissent tout de même.

Le champ se termine par des grillages, surmontés de fils barbelés. Ma progression est stoppée.

Le grillage est un peu plus haut que moi, peut-être que je peux grimper et sauter par-dessus. Il n’y a personne en vue.

Avant de me lancer tête baissée, je prends le soin d’observer ce qu’il y a de l’autre côté du grillage.

Des blocs de béton, dont les meurtrières laissent dépasser les fûts de gros canons, ont été construits ça et là. Ce sont des casemates aux portes blindées. À n’en pas douter, c’est l’enceinte d’une base fortifiée allemande.

Je ferais mieux à ne pas me risquer là.

Résigné à faire le tour, je longe le grillage par la gauche, côté qui me semble être le plus court pour aller au Revest.

Un chemin de terre longe le camp, ce qui me permet d’avancer plus rapidement qu’à travers champ.

Je n’ai pas parcouru cent mètres qu’un soldat allemand apparaît, longeant, lui-même, le grillage en sens inverse.

Mon cœur se serre, mes jambes vacillent.

Il s’approche.

C’est une sentinelle.

J’essaye de garder mon calme et d’être le plus naturel possible.

Nous nous croisons. Je regarde le sol.

Il ne me demande rien.

Je continue de marcher.

Jetant un coup d’œil discret par-dessus mon épaule, je vois qu’il poursuit sa ronde. Une chance, encore !


Le camp fortifié n’est pas très grand parce que j’arrive assez vite à le contourner.

Arrivé au pied de la colline, composée de chênes verts et de pins, je quitte le chemin longeant le grillage pour commencer mon ascension vers Tourris.

Pour gagner du temps, j’emprunte un petit sentier qui m’évite la route grimpant en lacets.

Sous le couvert des feuillages, l’odeur confinée de la résine et de la mousse m’enivre.

La montée est plus rude que prévu. J’ai du mal à respirer.

Je m’arrête, à bout de souffle. Assis le dos appuyé contre le tronc d’un chêne, je me repose. La sueur mouille ma chemise. J’aurais peut-être mieux fait de suivre la route qui, elle, grimpe moins.

Une brindille me gêne, je l’arrache et la jette sur le côté. De la résine colle mes doigts. Je n’aime pas cette sensation désagréable et poisseuse.

L’écorce de l’arbre me frotte le dos. Je ne sais pourquoi, mais cela me remémore certains après-midi passés à garder le troupeau de mon père, à La Londe. J’étais gamin à l’époque. Combien de temps cela fait-il ? Quelques minutes s’écoulent, pendant lesquelles mon esprit s’égare.

Allez, il faut y aller, me dis-je enfin à moi-même en prenant une grande inspiration.

Je me lève, frotte mes mains avec une poignée de terre pour retirer la sève me collant sur les doigts, et reprends mon ascension d’un pas résolu à travers les bois. J’espère pouvoir retrouver la route rapidement. Quelques dizaines de mètres plus haut, je l’aperçois, surmontée de ses lacets.


Un vrombissement sourd se fait entendre, au loin. Je reconnais le bourdonnement familier des forteresses volantes.

En bas, dans la plaine, les sirènes sonnent l’alerte. Dans quelques minutes, les avions vont bombarder Toulon et ses alentours.

Je regarde ma montre.

Onze heures moins dix.

Ils sont ponctuels, comme presque tous les jours.

Je regarde autour de moi. Je suis en pleine colline, partiellement dissimulé par les feuillages épars des chênes verts. Impossible de trouver un abri proche. D’ailleurs il vaudrait mieux que je ne me montre pas en courant à découvert. Je vais essayer de me protéger du mieux que je pourrai en me cachant derrière des troncs d’arbres épais.

Le bruit des moteurs se fait plus important, maintenant. Ils vont bientôt être là. Le chant des cigales disparaît, comme suspendu par l’angoisse de ce qui va arriver.

Je n’aperçois d’abord que d’innombrables minuscules points sombres dans le ciel. Ils paraissent inoffensifs, à cette distance. Les avions forment un grand essaim d’abeilles bruyantes. Puis deviennent de plus en plus visibles. Je peux même distinguer les différentes formations et vagues de passage.

Ils arrivent par la mer. Peut-être de Corse.

Un large panorama de la rade s’offre à mon regard.

Dans la plaine, les fumigènes ont déjà été déclenchés. Un épais brouillard recouvre les champs et la ville. On ne distingue presque plus rien au sol.

Les batteries de tirs anti-aériens ouvrent le feu. Des points noirs apparaissent dans le ciel, au milieu des avions. Les détonations claquent. On pourrait presque croire à un spectacle.

Placées en lignes successives, les formations larguent leurs cargaisons. Les explosifs soulèvent, dans le port, la ville et la plaine, de grandes colonnes de fumée noire. Il y a des incendies un peu partout. Le bruit des explosions me parvient de loin, légèrement étouffé par la distance. Je suis impressionné, c’est la première fois que j’assiste ainsi à un bombardement.

Je suis un peu rassuré. De là où je me tiens, je suis en sécurité. Les explosions ont lieu bien plus bas, au bord de mer. Ils doivent encore tenter de détruire le port et ses chantiers de réparation de sous-marins.

Les avions vont bientôt me survoler. Le bruit s’intensifie au fur et à mesure qu’ils se rapprochent. J’espère que lorsqu’ils seront au-dessus de moi, ils auront déjà vidé leurs soutes et que je ne craindrai rien.

Les tirs de défense anti-aérienne ne cessent pas. Les fûts métalliques des canons crachent furieusement leurs projectiles en direction des dizaines de forteresses volantes, qui lâchent inexorablement leurs chapelets de bombes.

La scène me paraît presque irréelle. Hier encore, je me trouvais au cœur de tout ça. Dans la fumée sous les bombes. Une chance incroyable de ne pas avoir été blessé ou tué.

Au loin, un bombardier paraît en difficulté. Il a été touché par un tir défensif.

Une colonne de fumée s’échappe de l’un de ses moteurs. Il perd de la vitesse et de l’altitude. L’appareil est en feu. Les flammes lèchent avidement la carlingue abîmée.

Une petite forme se détache de la silhouette de l’avion.

Un aviateur a sauté !

Son parachute s’ouvre.

Quelques secondes passent, puis trois autres sautent à leur tour.

L’avion continue sa descente, traînant des flammes de plus en plus longues derrière lui. Il bascule vers le sol. Je ne le quitte pas des yeux, comme hypnotisé.

Il plonge dans ma direction, passe au-dessus de moi. Je ne le quitte toujours pas des yeux. Il est encore haut, il va s’écraser sur la colline.

Instinctivement, je me courbe et rentre ma tête dans les épaules.

Un dernier homme saute de l’appareil. Ce doit être le pilote. Il a attendu le dernier moment.

Il a sauté trop tard. Son parachute prend feu. L’avion pique vers le sol dans un sifflement de plus en plus aigu.

Le malheureux parachutiste va mourir.

Ses coéquipiers, plus chanceux, sont portés par le vent un peu plus loin. Suspendus à leurs frêles voiles, ils passent à travers la mitraille des bombardements et des tirs défensifs.

Je ne vois plus le pilote. Il est tombé comme une pierre dans la forêt. Il s’est tué, c’est certain.

L’avion s’écrase, au loin, dans un monstrueux fracas. Une épaisse colonne de fumée noire se propage rapidement dans les airs.

Il a chuté dans les bois. Je crains l’incendie, les feux partent si vite dans ces collines sèches.

Je cherche des yeux les quatre autres parachutistes. Ils se sont un peu éloignés les uns des autres, poussés par des courants différents.

Ils poursuivent, assez lentement, leur descente.

Ils vont atterrir sûrement vers les quartiers du Père Éternel et sur la Route du Sel, sur la presqu’île de Giens. Les Allemands contrôlent fortement ces zones. Les aviateurs vont très probablement être pris peu après avoir touché terre.

Les vrombissements grondent au-dessus de ma tête.

Assis contre le tronc d’un arbre, j’attends la fin du bombardement en scrutant le ciel, espérant que ça se terminera vite.

Quelques minutes passent, puis les dernières vagues d’appareils terminent leur passage meurtrier.

Les tirs anti-aériens cessent.

La sirène de fin d’alerte retentit dans la plaine.

Tout danger est écarté. Pour le moment. Les cigales, une à une, reprennent leur crissement.


En bas, dans la vallée, la fumée se dissipe lentement tandis que chacun s’efforce de maîtriser les incendies, de réparer les dégâts et de soigner les blessés.

Soulagé, je reprends mon chemin à travers les arbres, pour rejoindre la route menant au Revest, que j’avais cru apercevoir tout à l’heure.

Il me faut plusieurs minutes pour l’atteindre. Elle serpente sur le flanc de la colline.

Les genêts, clairsemés ici et là entre les chênes verts et les pins résineux, pointent vers le haut leurs petites fleurs jaune vif à l’odeur fraîche.


La route atteinte, je m’engage vers le sommet, sous le soleil. L’ombre des petites feuilles des chênes ne me protègent guère de ses rayons mordants.

Je commence à avoir faim.

Depuis tôt ce matin je marche le ventre vide et je n’ai toujours pas touché au repas que j’ai emporté dans ma musette. Je suis presque arrivé, je mangerai quand je serai en haut et aurai trouvé la bergerie.

Je poursuis mon ascension, pensif, dans le vacarme des cigales et des piaillements des oiseaux nichés dans les pins. La progression, bien que facilitée par la route, est toutefois assez lente, car la pente reste tout de même raide.

Il y a beaucoup de pommes de pin par terre. J’en ramasse quelques-unes et les place dans ma musette. J’en mangerai les pignons tout à l’heure.


Des bruits de bottes battant rapidement le sol se font entendre derrière moi et m’arrachent de mes pensées. Je me retourne.

Un soldat allemand monte dans ma direction, au pas de course. Il m’a déjà vu.

Surpris, je ne peux plus quitter la route. Si je l’avais entendu arriver plus tôt, j’aurais peut-être pu me cacher dans les bois.

Il m’appelle et me fait des signes.

Je m’arrête, crispé par la peur. Mes mains serrent instinctivement la musette.

Il est essoufflé et prend quelques secondes avant de parler.

Dans un mauvais français, il me pose plusieurs questions. Il hoche la tête et me montre du doigt l’endroit où l’avion s’est écrasé.

- Qui vous êtes…? Avion…! Pilote…!

Je comprends qu’il veut savoir ce que je fais ici.

Il faut que je lui réponde quelque chose. Calmement.

- Je ne sais pas. Je suis berger, je dois rejoindre mon troupeau… Je ne sais pas…

Je hausse les épaules en signe d’ignorance.

Le soldat me toise de la tête aux pieds, puis jette un regard sur la colonne de fumée noire dégagée par l’appareil. On peut encore distinctement la voir, à plusieurs centaines de mètres par-dessus les hauts pins de la colline.

Ma musette, que je porte en bandoulière, attire son attention. Il la regarde fixement et m’ordonne de l’ouvrir.

Un frisson parcourt mon échine. J’y ai mis mon uniforme des Chantiers de Jeunesse.

Il va découvrir que je suis un déserteur !

J’hésite, avant de dégrafer la sangle de la musette, résigné.

Le soldat fouille du regard son contenu et découvre la tunique. Il devient méfiant.

De la main, il sort la veste pour mieux se rendre compte de quoi il s’agit.

Il me dévisage, se demandant peut-être si je ne suis pas un résistant. Il veut savoir ce que font ces habits dans mon sac.

Je deviens blême.

Tout se passe comme dans un rêve. Ou plutôt comme dans un cauchemar.

Les jambes tremblantes, la gorge sèche, je bredouille une vague explication. Je ne sais pas ce que je dis. Je crois que le soldat cherche à savoir si je suis bel et bien un maquisard.

Le temps semble s’arrêter. Même les cigales se sont tues.

J’ai l’impression que je vais m’évanouir.

Et finalement… le soldat remet la chemise dans la musette et me laisse là.

Tandis que je reste immobile, les jambes molles, sur le bord de la route, l’Allemand poursuit sans plus attendre sa course à la recherche de l’épave et d’éventuels rescapés.

Il s’éloigne rapidement.

Le voile d’angoisse qui s’était glissé devant mes yeux se dissipe. Je me ressaisis.

Le bruit des bottes s’estompe petit à petit. Dès que je ne le vois plus, je me glisse dans les bois et les épaisses broussailles bordant la route.

Me cacher. Je ne dois pas laisser échapper la chance que le soldat m’a involontairement laissée. Quitter la route, au cas où l’Allemand déciderait de redescendre pour me demander d’autres explications, pour m’attraper. Rapidement quitter la route et me cacher.

Je décide de rejoindre le sommet de la colline par la forêt, en suivant le chemin à quelques dizaines de mètres de distance.

Ça fait une bonne heure que le soldat a disparu. Je n’ai plus vu personne. Il n’est pas encore redescendu, ou alors il a pris une autre route.

Je marche en suivant la direction que m’a indiquée ma mère. Le sommet est presque atteint, j’espère ne plus tarder à arriver à Tourris.

La colonne de fumée de l’avion écrasé est proche. Elle est en train de se dissiper. Heureusement, aucun incendie ne s’est déclaré. L’appareil est tombé tout près. J’espère qu’il ne va pas y avoir de nouvelles patrouilles de soldats venant quadriller le secteur à la recherche de survivants.

Au détour d’un virage, j’aperçois une construction. Je la reconnais immédiatement. Les détails que ma mère m’a donnés concordent avec la bâtisse de pierres sèches se dressant devant moi.

C’est le milieu d’après-midi ! Je suis enfin arrivé à la bergerie où mon père garde habituellement son troupeau.




Le roman existe en version papier... et au format Kindle.


Format du livre : 13x20cm Nombre de pages : 330 ISBN : 2-84750-239-4 EAN : 9782847502398



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